Beaucoup d’articles récents soulignent que l’exception française s’applique aussi au marché du travail et que la spécificité française joue à plein concernant le phénomène de la grande « resignation » (démission) qui s’est produite aux États-Unis. Elle n’existerait simplement pas en France selon certains ?
Il est très difficile de tirer un instantané du marché du travail en France qui a rarement été aussi évolutif et mobile qu’en cette période. Toutefois, nous aimerions souligner quelques tendances observées sur le terrain au fil de nos missions.
Tout d’abord, une première observation s’impose. Il n’existe plus de marché de l’emploi uniforme si tant est qu’il ait existé un jour. Les lois et le code du travail valent bien évidemment pour tout le monde, mais le marché de l’emploi n’a jamais été aussi divers et si fragmenté. La loi continue de concerner tous les actifs de façon générique, mais le quotidien et l’avenir d’un Data Scientist n’est pas vraiment le même que celui d’un cadre de l’industrie ou d’une infirmière… Cette évidence n’a fait que s’amplifier depuis la période du Covid. Nous avions déjà observé de forts contrastes dans la vie quotidienne des cadres selon leur secteur d’activité pendant les confinements. Les métiers du digital, des technologies et des services ont pu prolonger leur travail sans trop de perturbations du jour au lendemain alors que les autres secteurs nécessitant une présence physique sur site, à l’accueil et dans la production ont été fortement perturbés ou mis à l’arrêt durant la période du Covid. Depuis, on observe que le marché de l’emploi est très perturbé et les demandes des cadres se sont surtout fortement individualisées.
Deuxièmement, on observe un rattrapage rapide sur le modèle anglo-saxon du développement du nombre de « free-lance » qui se traduit par de nouvelles formes de travail. Travailleurs indépendants, « slasheurs », travailleurs des plateformes…
Ce phénomène a été caricaturé en France avec l’uberisation des métiers et l’image du retour de l’exploitation des plus faibles, pratiquant le travail à la tâche, une sorte de nouvel esclavagisme post moderne. On ne peut nier ces excès notamment pour les livraisons des repas à domicile et la gestion des VTC. Toutefois, la plupart des travailleurs indépendants ont fait le choix de mieux valoriser leur prise de risque librement et la rémunération de leurs compétences rares. Ce phénomène est toujours en cours et se développe fortement dans le secteur du digital et des nouvelles technologies pour les postes de développement logiciels, pour les architectes, pour les consultants en Cybersécurité et également pour un grand nombre de cadres dirigeants, mais l’Etat sous prétexte de protection sociale essaie de canaliser toutes ces personnes différentes et de les confondre dans le statut unique et uniforme de salarié. Cette logique avait été en partie remise en cause avec le statut d’auto-entrepreneur créé par l’ancien Ministre des PME et du Tourisme, Hervé Novelli, qui avait été visionnaire sur ce sujet en détectant très tôt les signaux faibles de l’évolution du marché du travail et les nouvelles aspirations des actifs dès Janvier 2009. Il avait inventé une formule incitant à créer des entreprises librement pour certains, à améliorer leurs revenus pour d’autres. Ce statut permettait aussi à beaucoup de personnes non qualifiées de trouver plus facilement une activité et ce sont d’ailleurs ces travailleurs qui ont su aider au fonctionnement de l’économie durant les confinements et éviter les blocages de l’économie. Il s’agissait d’une bonne mesure favorisant la liberté d’entreprendre et l’insertion sociale de profils difficilement adaptés aux critères académiques et rigides du marché de l’emploi. Malheureusement, la volonté de protection de l’Etat étant très dominante, surtout pour ceux qui ne risquent rien, ce statut a été très encadré et limité depuis. Une bonne initiative serait évidemment de le relancer en augmentant les seuils de chiffres d’affaires par exemple. La rémunération du risque est essentielle au moteur de l’économie. L’idée généreuse du « dividende salarié » n’est pas en contradiction avec cette mesure, mais elle serait certainement plus crédible dans une économie moins dirigée.
Malgré de fortes résistances de l’Etat et des forces vives du pays, le nombre des travailleurs indépendants ne fait pourtant qu’augmenter, mais il s’agit d’observer plus finement cette transition. Beaucoup de personnes notamment les plus jeunes optent pour la liberté de choisir un travail en « free-lance », mais souvent pour seulement une période limitée. Aussi le phénomène est-il encore plus difficile à cerner. En effet, beaucoup de salariés décident maintenant d’alterner les périodes et les modes de travail souvent d’ailleurs le temps de liquider leurs droits sociaux, comme on utilise des « miles », pour ensuite réintégrer le statut de salarié dans les meilleures conditions possibles parfois dans la même entreprise. Finalement, ces acteurs économiques ne font qu’utiliser et optimiser la gestion individuelle de leurs droits sociaux. Ils ne font ainsi que trouver une nouvelle forme de travail sur la durée et exploiter les failles d’un système général à bout de souffle qui peine à garantir une bonne protection sociale sur un parcours long et le financement d’une retraite jugée pour beaucoup comme improbable ou inaccessible à terme. Pour caricaturer, l’excès de règlementation et de protection invite au système D pour retrouver des marges de manœuvre individuelles.
La réponse de l’uniformisation du marché de l’emploi et sa gestion globale reposent donc sur une erreur profonde d’analyse de ce que devient de fait ce marché qui ne tient plus compte de demandes totalement individualisées en fonction des compétences réelles et de la valeur ajoutée intrinsèque des talents.
Troisièmement, la grande « resignation » a bien lieu actuellement en France même si elle arrive avec retard par rapport aux États-Unis. Il suffit d’écouter la radio détaillant la pénurie de candidats qui s’installe rapidement partout dans le secteur privé comme dans le secteur public (hôpitaux, enseignants notamment de mathématiques et d’allemand, restauration, hôtellerie, services, technologies, industrie…). Le phénomène est seulement décalé dans le temps, mais il s’accélère et va poser un très grand problème en France. Ce phénomène va se renforcer avec le départ effectif dans tous les métiers des « papy boomers ». Par ailleurs, les nouveaux emplois étant de plus en plus complexes et à fort contenu technologique, les pénuries vont s’installer dans la durée.
Enfin, les entreprises et les DRH auront de plus en plus de mal à gérer l’ensemble du personnel avec des salaires et des conditions de travail de plus en plus individualisés face au manque structurel de talents. Les efforts mis sur la formation permettront de palier en partie à ces déséquilibres, mais nous risquons d’assister bientôt à des faillites ou à la stagnation d’entreprises liées davantage aux manques de ressources de personnel qu’à des problèmes de marché ou à des problèmes purement financiers.
Bien sûr, beaucoup de cadres bien informés dont les compétences sont rares et précieuses ont bien compris ces tendances durant cette transformation du marché de l’emploi. Les pénuries structurelles génèrent déjà pour eux de réelles opportunités. Ils n’hésitent donc pas dès à présent à demander de fortes augmentations et des conditions qui auraient pu sembler choquantes dans les années antérieures.
La question stratégique à résoudre sera donc de trouver un nouvel équilibre pour l’ensemble de la société tout en rémunérant mieux les trop rares talents à leur juste valeur dans une période instable et d’hyperinflation. Il s’agit d’un sacré challenge à venir pour nos entreprises et pour toute la société.
Jean-Pierre Scandella, Fondateur et Président du cabinet Arrowman Executive Search. Il est responsable de la Practice Technologies et expert des ETI & Entreprises Familiales.